Parmi les champignons les plus dangereux provoquant des infections invasives et mortelles, Candida albicans, Aspergillus fumigatus et Cryptococcus neoformans sont bien connus des cliniciens, des biologistes et des chercheurs. La biologie des infections causées par ces champignons (physiopathologie) est relativement bien documentée, et plusieurs facteurs fongiques ont été identifiés pour expliquer leur virulence. Cependant, il n’en va pas de même pour certains agents fongiques émergents. Compte tenu de la mortalité extrêmement élevée associée à certaines de ces infections, le manque de connaissances sur ces pathogènes constitue un véritable obstacle à l’identification de nouvelles cibles fongiques pouvant être exploitées pour le développement thérapeutique. Parmi les pathogènes fongiques ayant émergé au cours des deux dernières décennies, les espèces de moisissures liées à l’ordre des Mucorales sont particulièrement inquiétantes. Nous avons pu récemment le constater dans le cadre des co-infections avec le SARS-CoV-2 notamment en Inde. À l’échelle de la communauté scientifique, la biologie et la génétique des Mucorales sont mal comprises par rapport aux Ascomycota (incluant la plupart des pathogènes fongiques courant comme Candida albicans ou Aspergillus fumigatus). Cependant, d’un point de vue clinique, les Mucorales sont connus pour provoquer des infections rapidement évolutives au pronostic sombre chez différentes catégories de patients : diabétiques, immunodéprimés (neutropéniques, greffés de cellules souches hématopoïétiques, transplantés d’organe solide), grands brûlés, et patients victimes de plaies traumatiques très délabrantes. La morbi-mortalité est très importante, avec une mortalité de 40 à 100 %, ce qui équivaut à plus de 10 000 décès chaque année. Les caractéristiques les plus frappantes des mucormycoses sont des lésions nécrotiques spectaculaires associées une forte inflammation et une destruction des tissus, sous l’effet de la prolifération des hyphes et de leur invasion des vaisseaux sanguins des organes infectés. Le traitement de ces infections invasives à Mucorales est difficile, non seulement car de nombreuses espèces présentent une faible sensibilité aux antifongiques, mais encore parce que la diffusion et la biodisponibilité de ces derniers sont entravées par la nécrose des sites infectés. Alors que la description clinique des lésions typiques des mucormycoses est aujourd’hui bien définie, la physiopathologie, en particulier les facteurs fongiques impliqués dans l’interaction hôte-pathogène, restait jusqu’à présent largement méconnue. Dans ce contexte, des connaissances majeures ont été acquises grâce à une étude remarquable du groupe de recherche d’Ashraf Ibrahim (de l’université de Californie à Los Angeles) publié dans la revue Nature Microbiology.
Cette étude est basée sur des observations antérieures selon lesquelles les espèces de Mucorales pathogènes pour l’homme induisent de forts dommages aux cellules de l’hôte dans les premières heures de l’infection, en raison de la formation des filaments mycéliens. Cela a conduit Soliman et ses collègues à envisager l’hypothèse selon laquelle des facteurs pathogènes spécifiques des hyphes seraient responsables de l’induction de dommages tissulaires majeurs chez l’hôte. Grace à une combinaison d’approches biochimique et moléculaire, ces chercheurs ont pu isoler et purifier une protéine de 17 KDa capable d’induire la nécrose des cellules hôtes in vitro. De plus, le groupe d’Ashraf Ibrahim montre que la neutralisation de cette protéine par des anticorps spécifiques réduit la virulence des Mucorales et atténue les dommages causés aux cellules hôtes in vitro et in vivo. Notamment, lorsqu’ils sont injectés à des souris, ces anticorps sont capables de réduire de manière significative la plupart des symptômes liés à la mucormycose.
Un fait encore plus marquant provient de leurs analyses structurelles et bioinformatiques qui ont ensuite été entreprises pour étudier le mode d’action de cette protéine nouvellement décrite. Elles ont conduit à l’observation que certains des domaines de cette protéine de Mucorales est homologue aux domaines responsables de la toxicité de la ricine, la toxine végétale du ricin, dont les effets nécrosants létaux sur de nombreux organes (rate, foie et reins) sont bien documentés. La pertinence fonctionnelle de ces similitudes structurelles a été démontrée à l’aide de divers tests immunologiques qui ont révélé une réactivité immunologique croisée entre la ricine et la protéine fongique de 17 KDa. Pour finir, les chercheurs fournissent dans cette étude des preuves expérimentales que la protéine de Mucorales est capable d’inactiver les ribosomes de nos cellules, de perturber la perméabilité vasculaire et d’induire la nécrose et la mort cellulaire par apoptose. L’ensemble de ces données a conduit les auteurs à nommer cette protéine de Mucorales la « mucoricine » ou « ricin-like toxin 1 ».
Cet article constitue une percée majeure dans la compréhension de la physiopathologie d’infections fongiques très dangereuses pour laquelle peu d’informations étaient jusqu’alors disponibles : les mucormycoses. Dans l’ensemble, Soliman et ses collègues fournissent un ensemble de données essentielles qui, combinées aux études précédentes, permettent désormais à la communauté de bénéficier d’un modèle plus complet décrivant la pathogenèse des mucormycoses (voir Figure). Ils proposent également des perspectives thérapeutiques innovantes ciblant cette toxine fongique pour enrayer la morbidité des mucormycoses, ouvrant ainsi de nouvelles opportunités pour développer des stratégies antifongiques ou immunothérapeutiques d’appoint contre d’autres infections fongiques à forte morbidité.