Serratia marcescens, une bactérie qui fait des miracles

« D’autres prodiges vinrent encore ajouter à la terreur de la foule. Chez les Macédoniens, les pains que l’on brisait pour les manger étaient comme teints de sang. » Didore de Sicile rapportant le siège de Tyr par Alexandre le Grand en 332 avant J.-C. (1)

« D’autres prodiges vinrent encore ajouter à la terreur de la foule. Chez les Macédoniens, les pains que l’on brisait pour les manger étaient comme teints de sang. » Didore de Sicile rapportant le siège de Tyr par Alexandre le Grand en 332 avant J.-C. (1)

Serratia marcescens appartient à la famille des Enterobacterales. Cette bactérie ubiquitaire se multiplie facilement dans divers aliments et peut former des colonies rouges ayant l’aspect de gouttes de sang. La teinte est liée à la production d’un pigment rouge appelé prodigiosine qui protégerait la bactérie de divers stress.

La prodigiosine a été à l’origine de nombreux phénomènes considérés comme miraculeux. Une des plus anciennes références remonte au siège de Tyr par les troupes d’Alexandre le Grand en 332 avant J.-C. ; le pain qui « saigne » des Macédoniens a été interprétée comme un présage de la chute de la cité (1). A l’ère chrétienne, plusieurs écrits ont relaté l’apparition de « sang » sur le pain de messe ou hosties, figurant le miracle de la transsubstantiation du pain en corps du Christ. L’Église d’alors y trouvait une preuve de cette doctrine. L’histoire la plus célèbre rapporte qu’en 1264, lors d’une messe à Bolsena célébrée par un prêtre doutant de la véracité de la transsubstantiation, les hosties se mirent à « saigner ». L’épisode a été immortalisé par Raphaël en 1512 sur la fresque « La messe de Bolsena » située au palais apostolique du Vatican. Au milieu du 13ème siècle, certains de ces évènements « miraculeux » vont servir de prétexte à des persécutions de juifs, en les accusant d’avoir poignardé des hosties consacrées (2).

L’explication microbiologique des taches de « sang » a été émise par le pharmacien italien Bartolomeo Bizio en 1819 (3, 4). L’histoire commence dans une maisonnée paysanne italienne par un plat de polenta teinté de « sang », « the purpurine polenta ». Alors que nombre d’explications surnaturelles agitaient les foules, Bartolomeo Bizio démontra que le phénomène était dû à un produit de fermentation de la polenta en présence d’humidité et de chaleur. Il pensait alors que la coloration était liée à un champignon qu’il nomma Serratia marcescens ; Serratia en l’honneur de Serafino Serrati, l’inventeur du bateau à vapeur selon les Italiens, et marcescens, dérivant d’un mot latin signifiant flétrissement. Successivement renommé Monas prodigiosus (5) et Bacillus prodigiosus, le nom de Serratia marcescens est définitivement attribué en 1920 lors d’une révision taxonomique. Serratia est l’un des genres bactériens les plus anciennement décrits après Vibrio (1773) et Polyangium (1809).

La première description de la présence de S. marcescens dans un échantillon biologique humain date de 1913 et rapporte des crachats teintés de « sang » chez un patient avec bronchectasie (6). En 1958, le « syndrome de la couche rouge, « the red diaper syndrome », est décrit chez un nouveau-né dont le tube digestif avait été colonisé par S. marcescens. La souche était antigéniquement identique à celle utilisée comme marqueur dans des tests d’aérosolisation réalisés par un laboratoire voisin de l’hôpital où était né l’enfant (7).

Jusque dans les années 1960/70, la réputation d’innocuité de S. marcescens et sa pigmentation en font un marqueur de choix pour étudier la transmission bactérienne interhumaine et environnementale. La plus célèbre expérience est celle de M. H. Gordon qui en 1906 voulu expliquer une épidémie de grippe parmi les députés de Londres ; après s’être gargarisé avec une culture liquide de S. marcescens, il récita du Shakespeare devant une audience de boîtes de Pétri dans la Chambre des députés vide. L’isolement de colonies pigmentées en rouge dans les géloses prouva que les discours, la toux et les éternuements pouvaient « projeter des bactéries » dans l’air. Mr. Gordon n’eut aucune séquelle de son expérience (8). D’autres expériences utilisant S. marcescens comme marqueur biologique démontrèrent la possibilité de transmission de bactéries via les poignées de mains et d’infections respiratoires via le manuportage, le risque de pénétration des bactéries dans les voies urinaires via des sondes à demeure (2).

Ces pratiques ont perdu de leur prestige suite à une controverse liée à des expérimentations à grande échelle menées par l’armée américaine en 1950 et 1952. Ces études visaient à mettre en évidence la vulnérabilité de la population américaine à des armes bactériologiques en relarguant des cultures de S. marcescens au large des côtes de San Francisco via des navires de l’US Navy. La bactérie aurait été isolée dans l’air jusqu’à 100 mètres à l’intérieur des terres. En 1976, une épidémie de S. marcescens fait rage à San Francisco et le scandale éclate lorsqu’elle est corrélée aux tests d’aérosolisation grandeur nature de l’armée.  Une commission d’enquête sénatoriale fut mise en place mais, rétrospectivement, le lien causal entre cette épidémie et les expériences de l’armée ne fut pas établi (9). Depuis les années 1970, le caractère d’agent pathogène opportuniste de S. marcescens est reconnu, notamment au travers de description d’infections nosocomiales (10).

Bibliographie :

  1. Didore de Sicile. Bibliothèque historique. Tome XII : Livre XVII, chapitre XLI. Les Belles Lettres, Paris, 1976
  2. Yu VL. Serratia marcescens: historical perspective and clinical review. N Engl J Med. 1979;300(16):887-893. doi:10.1056/NEJM197904193001604
  3. Merlino CP, Bartolomeo Bizio’s Letter to the most Eminent Priest, Angelo Bellani, Concerning the Phenomenon of the Red Colored Polenta.  J Bacteriol. 1924;9(6):527–543. doi.org/10.1128/jb.9.6.527-543.1924
  4. Aragona F, Bartolomeo Bizio and the phenomenon of “purpurine polenta”: unknown history of Serratia marcescens infections, Arch Esp Urol. 1999;52(2):105-11. Article in spanish
  5. Ehrenberg C.G. Das seit alter Zeit berühmte Prodigium des Blutes im Brode und auf Speisen als jetzt in Berlin vorhandene Erscheinung im frischen Zustande, bedingt durch ein bisher unbekanntes monadenartiges Thierchen. Bericht über die zur Bekanntmachung geeigneten Verhandlungen der Königl. Akademie der Wissenschaften zu Berlin. Aus dem Jahre 1848, 349-363
  6. Woodward H.M.M., Clarke K.B. A case of infection in man by the bacterium prodigiosum. The Lancet. 1913;181(4666):314-315. org/10.1016/S0140-6736(00)76133-2
  7. Waisman HA, Stone WH, The presence of Serratia marcescens as the predominating organism in the intestinal tract of the newborn; the occurrence of the red diaper syndrome. 1958;21(1):8-12
  8. Gordon M. Report on an investigation of the ventilation of the debating chamber of the House of Commons. Parliamentary Command paper3035 (Appendix), 1906.
  9. Biological testing involving human subjects by the department of defense: Hearings before the subcommittee on Health and Scientific research of the committee on human resources United States Senate. March 8 and May 23, 1977. Washington, DC, Government Printing Office, 1977
  10. Bennett JW, Bentley R. Seeing red: the story of prodigiosin. Adv Appl Microbiol. 2000;47:1-32. doi:10.1016/s0065-2164(00)47000-0
Figure 1 : Pain qui « saigne » – Serratia marcescens produisant la prodigiosine in : https://aladdincreations.com/serratia-species/

Figure 2 : « La messe de Bolsena » dans la Stanza dell’Eliodor du palais apostolique du Vatican, peint par Raphaël entre 1511 et 1514 in : https://uploads4.wikiart.org/images/raphael/the-mass-of-bolsena-from-the-stanza-dell-eliodor-1514.jpg

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